Il y a quelques temps déjà, mon professeur de capoeira m’a demandé d’écrire sur le thème des maîtres. Je dois dire que plus j’y réfléchis, moins je comprends ce concept. J’ai remarqué qu’il me demande souvent de réaliser des exercices très difficiles, bien au-delà de mes possibilités, comme traverser la salle sur les mains alors que je ne tiens même pas en équilibre. Alors comme d’habitude, il va falloir que j’improvise un peu, pour qu’il voie que je fais quand même des efforts. Je vais donc essayer de disserter sur le sujet suivant : « qu’est-ce qu’un maître de capoeira ? ». J’ai cherché dans le dictionnaire le sens du terme maître , et j’avoue que cela m’a un peu compliqué la tâche. Alors pour simplifier les choses, je vais parler des maîtres que j’ai connus.

Mon premier maître était un maître d’école. Il savait beaucoup de choses et m’apprit à lire, écrire et compter. Je lui dois beaucoup. Parfois il se fâchait et tirait les oreilles de mes camarades. Il n’a jamais été brutal avec moi car j’ai tout fait pour éviter ses excès d’autorité. Un certain colonel qui hanta mon enfance m’avait fait comprendre qu’il vaut mieux ne pas provoquer la démence des adultes. Mon entrée dans la société a ainsi été marquée par un maître , qui représentait à la fois le savoir et l’autorité. Savoir et Autorité. Aujourd’hui encore, ces deux notions me paraissent antagoniques. Pourquoi être autoritaire quand on détient le savoir ? Un jour, après l’école, je demandai à mon père : « Papa c’est quoi dieu ? ». Malgré son passé de collégien jésuite et lycéen mariste, il se trouva fort dépourvu par ma question et rétorqua : « tu apprendras cela au catéchisme ». La question qu’est-ce que le catéchisme me brûlait les lèvres, mais je la posai pas. Un an plus tard, j’assistai à mon premier cours de religion, sous une paillote située à quelques dizaines de mètres de l’église catholique de mon quartier. J’appris ce jour-là que « Dieu est notre maître à tous », et que « Dieu est partout, sait tout, voit tout, entend tout... ». Ce premier cours m’angoissa tellement qu’en rentrant à la maison je me précipitai vers mon père pour lui demander : « Papa, c’est quoi le péché ? ». Cette fois-ci il me répondit : « Tu verras quand tu feras ta communion ». Je ne demandai pas ce qu’était la communion, et ressentis une folle envie de me réfugier dans les jupes de ma mère. J’étais trahie par la confiance de mon père, jetée dans ce monde de dieu et de maîtres contre lesquels je ne pouvais pas me défendre. Le maître absolu ne m’inspirait aucune confiance. Je savais maintenant qu’il scrutait mes pensées les plus intimes, même quand je rêvassais loin de tous, assise au pied de mon manguier. Cette curiosité obscène m’effrayait. Pour apaiser ma terreur et conjurer le sort, je décidai d’ignorer le dieu.

Je continuai de grandir sous l’autorité de maîtres et maîtresses plus ou moins autoritaires et envahissants qui me repassaient leur savoir. Je prenais le savoir et rejetais l’autorité autant que je le pouvais, sachant que les adultes sont capables de toutes sortes de folies quand on se soumet trop à leurs caprices. Plus le temps passait plus je comprenais que le maître absolu n’était qu’une chimère inventée par une caste qui souhaitait dominer le monde.

J’entrai à l’université sans dieu ni maître libre de penser, d’apprendre et d’aimer. Il ne me restait plus qu’à survivre... Sur les conseils d’une amie, je pris contact avec des artistes à qui je proposai mon image pendant quelques heures en échange d’un peu d’argent. Je connus rapidement de nombreux peintres et sculpteurs très respectés qui donnaient des cours. Je découvris alors un nouveau genre de maîtres  : adroits, sensibles, passionnés. Ils étaient parfois un peu capricieux mais jamais autoritaires ni envahissants avec moi. On les appelait maîtres car ils maîtrisaient bien les outils et les techniques leur permettant d’exprimer leur pensée et leurs émotions. Ils excellaient dans leur domaine et semblaient avoir été élus pour multiplier la création. Leurs élèves payaient souvent leurs mentors pour apprendre à peindre ou à sculpter, ravis que cet échange fût possible. Je me réconciliais donc avec les maîtres qui me permettaient par ailleurs d’achever mes études sans trop de sacrifices. Je savais maintenant ce qu’était un véritable maître  : quelqu’un qu’on admire pour son savoir et son talent et qui, par la force des choses, enseigne son art.

Pendant toutes ces années, un art différent et venu de loin attirait mon attention : la capoeira. Un soir, dans une fameuse salle de spectacles parisienne, j’assistai à un concert de musique donnée par un véritable maître , lui aussi : Gilberto Gil. Au cours de son show, il effectua un solo avec un instrument étrange... La musique qui en émanait pénétra tout mon être instantanément, d’une manière à la fois douce et puissante. Je tombais sous le charme des vibrations de son arc musical. Quand l’artiste disparu dans le silence des coulisses, je me retournai vers mes amis brésiliens avec les yeux écarquillés et la bouche bée. L’un deux me répondit avant que je pose ma question : « ça s’appelle le berimbau, c’est un instrument sacré ». L’envoûtement a commencé cette nuit là. Je n’entendrais à nouveau parler du berimbau que le jour où un autre ami brésilien me montra un spectacle qu’il avait filmé l’été précédent à Salvador de Bahia : des hommes qui luttaient avec une élégance et une adresse incomparables aux sons des berimbais. Je demandai à mon ami (d’une façon presque péremptoire) de rembobiner le film pour revoir cette exhibition mystérieuse. Il m’expliqua qu’il s’agissait de capoeira. J’en entendis parler à plusieurs reprises pendant mes premières années d’études, et un beau jour, je rencontrai un maître de capoeira dans une école de danse parisienne...

Ce maître était un grand artiste bahianais qui avait choisi Paris pour bâtir son image de marque. Il portait le même surnom qu’un célèbre capoeiriste installé à New York. Un an après cette rencontre, j’achevai mes études, et décidai d’aller vivre au Brésil pour mieux connaître l’art de la capoeira. Cette aventure commença en Amazonie avec un jeune maître du Minas Gérais qui réalisait de magnifiques acrobaties. Il y avait aussi un autre maître , un scientifique passionné de capoeira angola ... et régionale. Un jour, ce dernier fit venir un maître bahianais qui m’enseigna humblement la capoeira angola. Il racontait fréquemment ses exploits en prenant quelques bières. Il incarnait à mes yeux Le maître authentique. Puis j’émigrai vers le sud du Brésil et la capoeira cessa d’être une fête pour moi. Là-bas, je connus un maître natif du Sergipe dont la kapoeira ressemblait à du caraté. Je quittai son académie après quelques mois pour rejoindre un jeune professeur qui imposait l’uniforme noir et jaune, de nombreuses règles, et un certain ostracisme artistique. J’acceptai tout ceci pour fuir l’entraînement militaire du maître du Sergipe. Lors de courts séjours à São Paulo et Salvador, je connus certains contremaîtres du maître bahianais. Contremaîtres comme dans la Marine. Un grade au-dessous du maître. L’un d’entre eux, un pauliste timide et très gentil, fut missionné par le bahianais pour divulguer la capoeira dans notre vieille Europe. Avant de partir pour ce long voyage, il fut consacré maître par le maître bahianais et reçut symboliquement un cordon blanc. Et puis il fallu que je rentre en France. Après la fête amazonienne et la discipline du sud du Brésil, je connus la politisation des maîtres de capoeira en Europe. Dès qu’ils descendaient de l’avion, les maîtres que j’avais connus au Brésil n’étaient plus les mêmes. Le bahianais devint quelqu’un de très important et le pauliste perdit sa modestie. Un autre maître célèbre qui fabriquait des instruments de percussions à Salvador -que j’avais rencontré en toute simplicité dans les rues du Pelourinho- venait en Europe pour vendre des instruments mal accordés et des idées mal ficelées. Il faisait partie de la caste supérieure des maîtres qui étaient reçus comme des papes dans nos contrées. Mais comme ces papes de la capoeira devenaient de plus en plus nombreux, il n’y avait pas assez de groupes pour satisfaire leur goût du pouvoir et de l’argent. On assistait à une véritable course qui me rappelait celle des missionnaires au Brésil du XVIème au XVIIIème siècles : dès qu’un maître pape entrait en contact avec une tribu de gringos, il prêchait sa religion et obligeait les sauvages européens à revêtir des uniformes symbolisant l’appartenance à telle ou telle caste. Les missionnaires jésuites et carmélites rivalisaient ainsi en Amérique du sud, s’appropriant telle ou telle nation indigène au nom de la Couronne espagnole ou portugaise. Ils tentaient par la même occasion de protéger ces indiens des colonisateurs assassins. Cependant, les capoeiristes brésiliens, à la différence des missionnaires blancs monothéistes, répandaient une espèce de religion polythéiste représentée par de multiples papes. Je ne tardai pas à découvrir les dieux de la capoeira : de vieux messieurs aux articulations usées par l’amour de l’art qui apparaissaient de temps à autres dans nos contrées européennes.

Curieusement, les maîtres dieux semblent moins sérieux et bavards que leurs propres papes. Quand on a la chance et les moyens de les rencontrer, on a l’impression qu’ils ne contrôlent pas grand-chose dans ce bas monde de capoeiristes. Juchés sur leur petit nuage, ils observent la guerre des maîtres papes . Quand les dieux de la capoeira arrivent en Europe, il faut dérouler de grands tapis rouges pour que les papes ne se fâchent pas. Un jour, un maître pape de la capoeira accompagné d’un de ses dieux a frappé à la porte dans mon deux-pièces du XVème arrondissement. À ma grande stupéfaction, le pape était ce maître bahianais qui donnait humblement des cours en Amazonie. Il était devenu très sérieux et péremptoire. Néanmoins, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour accueillir décemment et chaleureusement le grand pape et son dieu appelé Petit. J’aidai le maître pape et ses évêques à enregistrer un disque où le maître dieu devait prononcer quelques phrases. Le pape voulait aussi connaître ma ville, alors j’ai exécuté ses ordres et nous avons tous arpenté les rues de la capitale avec un appareil photo. Il voulait beaucoup de portraits de sa personne aux côtés du maître dieu , avec le Champ de Mars en toile de fond. Il manifestait beaucoup d’autorité et le dieu Petit s’en plaignait régulièrement. Il se sentait transporté tel un vulgaire paquet car le maître pape ne lui expliquait jamais ce que nous étions en train de faire. Alors j’essayais de rendre le séjour agréable au dieu Petit, une personne douce et joviale qui prenait rarement la parole. Quand nous arrivâmes au pied de la Tour Eiffel, il me susurra : « je veux monter là haut ». Ravie qu’il émette enfin un souhait, j’abandonnai le maître pape et tous ses évêques sur un banc, puis j’accompagnai le maître dieu en haut du monument afin qu’il puisse contempler Paris. Je crois qu’il voulait remonter un peu sur son petit nuage... Là-haut, il me parla d’un autre dieu, ce maître absolu qui troubla mon enfance et que j’avais décidé d’ignorer. Je crois que le dieu Petit avait peur de la mort imminente, et qu’il se rassurait en se disant que le maître absolu lui déroulerait un tapis rouge pour l’accueillir dans son royaume fantasmagorique. Parfois, quand le maître pape se taisait, le maître dieu essayait de parler du dieu tout puissant. Le pape se fâchait alors tout rouge en lui expliquant qu’il se trompait de religion et qu’il ferait mieux de se taire. Une fois, le dieu Petit insista et lança au pape qu’il n’irait jamais au Paradis. Le maître pape rétorqua qu’il préférait l’Enfer, un endroit merveilleux peuplé de belles femmes où la bière coulait à flot.

À cette époque, la capoeira ne représentait plus une aventure ni une fête pour moi. Je ne comprenais rien à la politique des dieux et des maîtres . Pendant ces quelques années de troubles, je renonçai à la capoeira car les maîtres étaient devenus très exigeants : il fallait entrer dans leur caste et rendre hommage à tous leurs papes et dieux pour avoir le droit de regarder le monde à l’envers. Comme les missionnaires, ils voulaient m’éduquer, m’uniformiser, me catéchiser. À chaque fois que leurs maîtres papes venaient nous rendre visite, il fallait payer un impôt et avoir l’air très honoré. Mais un jour le maître pape qui vendait des instruments mal accordés me conseilla d’aller voir un grand capoeiriste installé à Paris... Ce professeur m’ouvrit les portes de son école et m’expliqua que les maîtres qui reçoivent des papes et des dieux font partie d’une mafia bien organisée et financée par les élèves. Il disait haut et fort qu’il n’avait pas de maître pour pouvoir rester libre comme l’air. On s’est tout de suite bien entendus. J’assiste régulièrement à ses cours et on refait souvent le monde la capoeira autour d’une table de bistrot. On se dispute de temps en temps et on rigole beaucoup.

Mais les choses ont un peu changé depuis quelques temps : mon professeur reçoit de plus en plus de capoeiristes qui aiment donner des cours aux français. Il faut donc que je paye l’impôt global de la capoeira de plus en plus fréquemment si je ne veux pas interrompre mon entraînement. Ces gens venus d’ailleurs appellent mon professeur maître alors qu’il n’a que trente trois ans depuis que je le connais. Je pense qu’ils le flattent pour l’inciter à entrer dans leur système. Notre école a fréquemment l’honneur de recevoir un maître pape qui prononce de grandes paraboles entre deux rasades de whisky. Par exemple, il dit que l’élève qui respecte la capoeira doit demander au maître la permission d’aller boire de l’eau quand il a soif. Cet homme plein de sagesse aime beaucoup mon professeur. Il lui apprend à devenir maître de capoeira : il l’emmène avec lui à l’étranger pour qu’il prenne goût aux voyages et à l’argent bien frais. Mon professeur étant très doué, il reçoit aussi d’autres invitations pour faire le maître de capoeira chez des gens plus riches que mes camarades et moi-même. Il y va parce que ça ne serait pas poli de refuser et qu’il faut bien vivre dans ce monde tristement capitaliste. Tout ceci est bien naturel. Mon professeur est vraiment un maître  : quelqu’un qu’on admire pour son savoir et son talent et qui, par la force des choses, enseigne son art. Mon problème, c’est que de nos jours, la force des choses devient écrasante. La mondialisation dévaste la culture. Mon professeur qui est maître dans l’art de la capoeira risque de devenir un maître de capoeira.

Qu’est-ce qu’un maître de capoeira ? C’est un artiste qui a abandonné sa paroisse pour aller prêcher la bonne parole chez les riches, profitant des moyens de communication sophistiqués que le monde globalisé met à sa disposition. S’il se débrouille bien, il deviendra maître pape pour assurer sa retraite. Il voyagera constamment et utilisera lui aussi ces maîtres dieux qui observent la guerre des religions du haut de leur petit nuage. Mais les maîtres dieux deviennent de plus en plus rares. Ces incorruptibles connaissent la vraie liberté, celle qui consiste à pouvoir et savoir regarder le monde à l’envers. Je voudrais que mon professeur de capoeira songe à devenir un maître dieu plutôt qu’un maître pape , parce que les papes ne deviennent jamais des dieux, et parce que les derniers dieux de la capoeira vont bientôt disparaître. Ils ne deviendront immortels que si on les remplace.

Hélène

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